Analyse. Jusqu’où ira Gaïd Salah, le nouvel homme fort en Algérie ?

Lundi 3 Juin 2019

Ahmed Gaïd Salah est né en janvier 1940 dans la région de Batna. En 1957, à l’âge de 17 ans, il rejoint le maquis, sans y avoir vraisemblablement laissé des faits d’armes dignes d’être retenus par ses pairs. Qu’à cela ne tienne, il exploite tout de même son statut d’ancien moudjahid pour grimper les échelons de la hiérarchie militaire après avoir étudié au sein de l’académie militaire d’artillerie soviétique de Vystrel, dans la banlieue de Moscou. L’homme fort du moment en Algérie est d’abord un homme du sérail. Il avait été nommé en 1994 chef d’état-major des forces terrestres, avant de se retrouver, propulsé [en août 2004] par Bouteflika, à la tête de l’état-major de l’armée, et ce depuis près de quinze ans.

C’est cette promotion inespérée pour “le plus vieux soldat du monde”, avec ses soixante-deux ans de service, qui scellera le sort du général Gaïd Salah en fidèle soutien de Bouteflika et qui lui aura permis de s’adjuger, depuis plusieurs années, [près] du quart du budget de l’État pour moderniser l’Armée nationale populaire et faire face à la menace djihadiste à nos frontières. C’est également pour garantir son indéfectible soutien à l’ex-chef de l’État pour un quatrième mandat [en 2014] et pour démanteler le département du Renseignement et de la Sécurité (DRS) que le général major Ahmed Gaïd Salah se retrouve nommé [en juillet 2013] vice-ministre de la Défense…

Contrôler les principaux leviers du pays

C’est sans doute cela qui explique toutes les hésitations du général de corps d’armée à se positionner contre le cinquième mandat de Bouteflika au tout début [le 22 février] de la contestation populaire de 2019. C’était d’ailleurs dès le quatrième mandat que Gaïd Salah aurait pu épargner à l’Algérie la mainmise de ces “forces inconstitutionnelles” sur l’institution présidentielle et leur accaparement des richesses publiques. D’autre part, Gaïd Salah ne pouvait pas non plus méconnaître l’incapacité du président à assumer ses charges à la tête du pays tout en se présentant à un cinquième mandat. Pourquoi ne s’est-il pas alors appuyé sur la Constitution pour ne pas plonger l’Algérie dans la crise que l’on traverse actuellement ? Surprenant.

Entre-temps, le mouvement ne cessait de prendre de l’ampleur en Algérie et dans le monde, au point de faire réagir les chancelleries étrangères, l’Union Européenne et la diplomatie américaine, obligeant le vieux général à se repositionner. La pression continue de la rue pour un changement de régime va alors donner à Gaïd Salah l’opportunité de contrôler les principaux leviers du pays et de se débarrasser du fardeau de la présidence, ainsi que de tous ses soutiens à la recherche de privilèges et qui espéraient très maladroitement imposer une autorité civile mais clanique au pays.

Les demandes légitimes du peuple à stopper l’expansion de la corruption ont valu à plusieurs personnalités du monde des affaires d’être subitement placées [une opération “mains propres” a été lancée le 30 mars] sous interdiction de sortie du territoire national (ISTN) à la demande de la gendarmerie nationale, corps répondant directement du ministère de la Défense. De même, les services de sécurité et de renseignement placés grossièrement sous la tutelle de la présidence en raison du démantèlement du DRS font l’objet d’un brutal remaniement par les services de l’armée. [Athmane Tartag, le chef des services de renseignement, a été limogé le 5 avril ; son successeur pourrait être Mohamed Kaïdi, le plus jeune général-major de l’armée algérienne. Sa nomination, si elle avait lieu, indiquerait le retour des renseignements au cœur de l’institution militaire.]

Connu pour la brutalité de ses décisions

Si les troupes sous son commandement lui reconnaissent une certaine proximité avec la base, une attitude qui, dit-on, fait la différence avec d’autres généraux-majors et commandants de régions, Gaïd Salah est bien plus connu pour la brutalité de ses décisions que pour son soudain retournement qu’il voudrait républicain. Vaine tentative. L’opinion publique algérienne ne pourra pas oublier les menaces de Gaïd Salah à son égard quand il avait déclaré, à propos des marches organisées, que l’armée demeurerait “la garante” de la stabilité face à ceux “qui veulent ramener l’Algérie aux années de guerre civile’’… Et que Abdelaziz Bouteflika constituait la ligne blanche à ne pas franchir [le changement de ton s’opère progressivement à partir du 10 mars].

Piétinant ainsi le sacro-saint principe républicain qui impose à une armée de ne pas se mêler de politique. Car, il ne faut pas l’oublier, c’est justement cette confusion savamment entretenue sur le réel rôle de notre armée qui a valu à l’Algérie d’être là où elle est. Petit rappel. Que cela soit la prise de pouvoir par l’armée des frontières face à un gouvernement civil au lendemain de l’indépendance, ou le coup d’État de 1965 opéré par le ministre de la Défense Houari Boumediene, ou encore la démission forcée de Chadli Bendjedid par les officiers de l’armée et l’imposition de l’arrêt du processus électoral de 1992 et l’installation du Haut Comité d’État par les janviéristes de l’ANP [les officiers de l’armée qui ont décidé le 11 janvier 1992 l’arrêt du processus électoral], du rappel de Bouteflika [1999] ou enfin de sa récente mise à l’écart, les haut gradés de l’armée ont toujours pris en otage, dans la précipitation ou de manière réfléchie, l’avenir démocratique de l’Algérie !

Difficile de maintenir l’image du sauveur

Si Gaïd Salah ne cesse depuis lors de multiplier les communiqués sur la proximité du peuple et de l’armée et le “partage des mêmes valeurs et principes”, il n’en demeure pas moins qu’il lui sera difficile de maintenir l’image du sauveur qu’il veut se donner en menant une lutte contre les oligarques coupables de corruption s’il n’applique pas le même principe aux haut gradés de l’armée qui ont fait main basse sur des pans entiers de l’économie nationale en se partageant de nombreux secteurs stratégiques profitables.

Beaucoup vont même plus loin dans la réflexion et pensent que Gaïd Salah ne pourra être crédible vis-à-vis de l’opinion publique que si une véritable justice forte et indépendante arrivait à mener une profonde enquête sur l’origine de la fortune et des biens amassés par ses proches et leurs associés tel Tliba Baha-Eddine, qui miraculeusement a “échappé” à une ISTN. Nous n’allons pas ici énumérer tous les privilèges que se seront octroyés la famille du patron de l’armée, ni n’allons nous poser des questions sur la présence, sans compétences, de ses proches dans les ambassades et en tant que ministres d’État. Encore moins parler de mœurs ou de scandales immoraux. Non ce n’est guère là le but de notre article.

Notre unique but est de susciter le débat sur les effets dévastateurs pour une nation de la concentration de pouvoir entre les mains d’un nombre restreint de personnes. Gaïd Salah est en passe de remplacer l’autocrate Bouteflika, et c’est exactement ce dont nous ne voulons plus. Le peuple ne veut plus d’un homme ou d’un clan qui puisse prétendre régner indéfiniment à la tête de l’État. Ce sont aujourd’hui, à l’instar de l’armée, des institutions fortes que demande le peuple. De celles qui demeureront debout même quand les hommes seront partis !

Éditorial


Source : https://www.courrierinternational.com/article/anal...